mercredi 16 novembre 2011

Domaine du château d'Avignon
http://www.culture-13.fr/domaine-du-chateau-d-avignon

"Le mouton de Maria" n'est pas un agneau.

 Entretien entre Agnès Barruol et Maria Loura  Estevão
Merci à Eric Corne pour sa complicité


A.B : Notre rencontre dans ton atelier à Paris a été très dense et nous a donné le désir de t’inviter à participer à l’exposition, Si loin, si proche… Bêtes et hommes au Château d’Avignon. Ton travail d’artiste s’attache depuis plusieurs années à explorer une pratique que l’ethnologue place à la croisée de l’intime avec les pratiques familiales et culturelles et plus précisément autour de la nourriture et de l’animalité.

MLE : Ma recherche est liée à une réalité quotidienne qui s’enracine dans mon enfance à Torrão, au Portugal. Maisons à terrasses qui permettent de regarder au loin, et où à l'intérieur desquelles, s’accumulent des plats décorés avec des images d’ailleurs et des tissus brodés. Ce sont des objets du quotidien qui viennent des arts mineurs, que l’on apporte du monde extérieur pour les disposer (ou exposer) dans la maison.
J’ai passé beaucoup de temps dans la cuisine, lieu humble sans fausse modestie où trône la grande table, c’était mon espace de prédilection. C’est là, où la transformation se fait, c’est aussi mon laboratoire de réflexion. La sphère privée, la culture féminine traditionnelle (la broderie, la cuisine...) sont des éléments récurrents de mon œuvre.
Mon rapport au monde tient compte de ce que mon corps a éprouvé dans la culture familiale, de la déformation que la mémoire fabrique quand elle est en exil involontaire. Avec ma pratique artistique, j’explore des territoires de l’intime, de l’exil, de la quotidienneté avec leurs transparences et opacités. Je retiens des perceptions parfois contradictoires, tel face à un paysage avec l’ubiquité du regard et ses distorsions. Mon œuvre traduit l’errance dans toute sa solidité, je travaille les mythes, les archétypes, les imaginaires et force les limites de l’apparition.
Me revient ce passage  de Cristina Campo, Les cerfs enfermés dans un parc, offerts hagards et pleins de grâce aux regards distraits, ne se demandent pas : pourquoi avons-nous perdu la grande forêt et notre liberté, mais : pourquoi ne nous chasse-t-on plus?


A.B. : Au mois de décembre 2010, tu es venue ensuite passer plusieurs jours en Camargue. Comment au cours de ces quelques journées a pu s’esquisser ton projet pour le château ?


Avec toi j’ai d’abord découvert le château et sa décoration, puis j'ai visité la Camargue en compagnie de Bertrand Mazeirat, amoureux du paysage et récemment arrivé dans le département. Il me parlait de Buffalo Bill et des premiers Westerns créés par Joe Hamman ainsi que des gardians, les cow-boys du delta. J'ai abordé ce « monde sauvage » en voiture à partir d'Arles jusqu’aux aux Saintes-Maries-de-la-Mer, en passant par la cité Solvay et les Salins-de-Giraud. Rencontrer un paysage c’est se laisser-aller en lui, s’y perdre et s’y retrouver, un parcours en soi et en dehors de soi fait d’impressions, de sensations et d’intuitions. Avec mon projet de mouton mérinos d’Arles dans la tête, je faisais ma propre transhumance. Je collectais « dans ma laine » en photographiant depuis la voiture les paysages traversés.
Me revient un souvenir d’enfance, du vivant de ma grand-mère, qui d’une voix douce et autoritaire disait : "on ne peut pas manger le mouton de Maria ". Cet animal, je lui donnais le biberon. J’ai changé son destin. En le déplaçant de son territoire vers mon territoire de jeux, il est devenu non-comestible !
Mon projet,  « le mouton de Maria »   pour l’exposition, Si loin, si proche… Bêtes et hommes au Château d’Avignon, symbolise la rencontre, les échanges et mélanges des eaux douces du fleuve et des eaux salées de la mer. J’ai choisi un mérinos d’Arles, croisement de l'ancienne race du pays d'Arles, avec le mérinos d'Espagne qui a été importé à la fin du XVIIIe siècle. Ce mouton a été très présent dans la Crau et la Camargue, des régions qui ont accueilli au XIXe siècle beaucoup d’immigrants : des Italiens, des Grecs, des Arméniens, des Indochinois. Ces questions de migration, d’immigration, de cultures croisées, induisent et conduisent toujours mon oeuvre. Les marges, l’inaperçue, le refus du sens littéral sont fondamentales pour moi. J’ai voulu produire une œuvre avec le mouton car c’est aussi l’animal de toutes les mythologies des civilisations méditerranéennes.

A.B.  Au fil des mois, par des écrits, des dessins, des mots, peu à peu ton projet s’est découvert et s’est construit  strate par strate, moment par moment. Ce processus de travail est à l’image de ton installation sur la grande table de l’office des domestiques…

Le paysage, le château, la table de l’office, sur la table la nappe brodée et le « mouton de Maria », carcasse comestible et projection vidéo… sont autant de strates d’éléments avec leurs propres histoires où ma rêverie s’y mêle et s’y emmêle par superposition, par capillarité, par enfleurage... À partir de la carcasse d'un mouton mérinos, je moule chaque os en silicone  alimentaire pour ensuite en tirer une épreuve du squelette en pâte d'amande afin d’inviter le public à partager et manger cette carcasse. Le squelette de mouton est posé à même la nappe. La carcasse, répulsive au premier abord, contraste avec la pâte d'amande douce et sucrée à la couleur diaphane,  comme celle de la peau ou de la surface de l'os. Nature morte ou « Still life » comestible, ici la douceur sucrée de la pâte d’amande,  utilisée dans tout le bassin méditerranéen, est le support  privilégié de l'expression d'un imaginaire collectif, d'un rapport ironique à la mort comme d'un rapport symbolique à la fête.  La nappe délimite ici un territoire de projection et renvoie à une étendue où à la fois, je projette et me projette. C’est aussi une base, une fondation où j'imprime mes racines portugaises en choisissant d’y broder la première strophe d’un poème d’Alberto Caeiro, un hétéronyme de Fernando Pessoa. Le poète y apparaît comme un homme sage et sensualiste, détaché du monde, il vit à la campagne au rythme de la nature. Riche d'une fraîcheur de regard, il vit un constant équilibre entre stupeur et émerveillement. J'ai brodé le premier vers au féminin, « je suis une gardeuse de troupeaux », et par cette appropriation, avec le « point de chaîne » de la  broderie, je me relie au poème.


A.B. Lorsque tu m’as montré les premières esquisses de tes dessins qui vont entourer le mouton, j’ai pensé  au décor d’un plat en céramique, au bleu des Azulejos… Avec l’étude de Michel Pastoureau, on connaît l’histoire de la couleur  bleue  qui est associée au divin à partir du Moyen-Age et devient au fil des siècles la couleur la plus appréciée en Occident.


Bleu outremer, prononcer ce mot fait déjà rêver, non ? Qu’il soit bleu outremer, bleu faïence, ou bleu d’azulejos, il porte en lui la même référence au voyage, à l'échange et à l'imaginaire. Du lapis lazuli au Moyen Age à l'indigotier des Indes ou aujourd'hui au bleu d'un banal stylo bille cette couleur en permanente métamorphose est toujours celle de notre quotidienneté. Le monde est bleu comme une orange bien sûr, mais pas seulement...

A.B. Justement à l’aide de la vidéo, tu arrives autour des restes de l’animal à créer le mouvement, la vie, il y a quelque chose de lancinant dans cette rotation, ces tournoiements d’images et ces moments où la couleur se mêle au blanc. Une intensité, de perte de repère qui me fait penser à un manège de fête foraine…

En Camargue, par tours et détours je me suis imprégnée des lieux, comme Francis Picabia, je préfère le voyage à la destination. C’est une expérience physique avec une résonance universelle. Tout tourne!  Comme sur la grande roue, tour à tour je monte et descends et découvre une nouvelle vision du monde, de nouveaux points de vue. C'est à ce moment-là que commence à se projeter intérieurement la construction de toute œuvre.

J'ai réalisé le film vidéo à partir de dessins du paysage camarguais et du château.
Je me suis inspiré de la nature et des paysages extérieurs pour créer des patrons graphiques que j'ai choisi de mettre en relation avec des éléments de la décoration du château créés par les ébénistes, tapissiers, ferronniers,….en les faisant se croiser, se mélanger pour faire naître de nouveaux paysages, des espaces autres, sans hiérarchie de temps et d’espace. Des sortes d’hétérotopies" pour reprendre un mot de Michel Foucault. Les dessins tournent autour de la carcasse du mouton et le cercle comme le marli d'un plat. Ils séduisent et d’hypnotisent, à travers eux nous voyageons à la fois dans les mythes et dans l'histoire des sens.

Bon appétit !




Installation 2011 au château d'Avignon


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